Poils de Cairote

Paul Fournel

 Seuil 2004 (Points Seuil, 2007)

 

Objectif dune

 

 C’est l’histoire d’un Oulipien qui se retrouve attaché culturel au Caire, ville sans contraintes s’il en est. Entre les klaxons, les chameaux et les pyramides (qui lui rapporteraient sans doute pas mal de points au Scrabble…), Paul Fournel va se prendre pour Paul Valéry et envoyer, aux petites heures du jour, un message électronique « à quatre-vingt-dix-huit amis dont l’adresse figurait dans le ventre de [s]on ordinateur — ceci, cinq fois par semaine […] sans jamais faillir », ce qu’il explique dans la préface avec les règles du jeu de ce « récit » particulier. Le premier courriel est daté du 12 novembre 2000 : « Le Caire appartient aux chats » ; le dernier du 24 juin 2003, comme si, pour ces éternels enfants que sont restés les membres de l’Oulipo, la seule année qui vaille, la seule qui compte pour finir, était celle du calendrier scolaire. Ce dernier message est une citation de Lawrence Durrel qui écrivait à un ami en 1942, à propos d’un séjour au Caire : « Au bord de ce Nil lent et pollué, on ne peut rien écrire, sinon par à-coups fébriles ; et l’on se sent lentement écrasé par le pas des éléphants… » A la ligne suivante, cette conclusion laconique du Cairote-qui-ne-le-sera-plus-demain : « Je n’aurai pas vu d’éléphant ». A replier ainsi la fin sur le début, on comprend qu’on pourrait suivre comme fil l’étrange bestiaire du Caire, en rebondissant sur l’éléphant manquant pour retrouver Flaubert, sous l’égide duquel est placée l’entreprise, pas celui de Salammbô pourtant, mais celui du Voyage en Egypte, dont une citation constitue l’épigraphe de la préface : « J’avais l’intention d’écrire ainsi mon voyage par paragraphes en forme de petits chapitres. Au fur et à mesure, quand j’aurais le temps — c’était inexécutable. Il a fallu y renoncer dès que le khamsin s’est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors ».

 

Est-ce à cause de ce vent de sable, mais il semble que l’auteur a dû souvent se fr otter les yeux devant le spectacle de cette ville et que ces Poils de Cairote sont une façon de se pincer pour y croire. Sur les cinq cent treize textes envoyés, Paul Fournel en a supprimé sept, soit parce qu’ils constituaient des « redites », soit pour des raisons de « personnes ». L’effet global de ce livre qui se donne à lire dans la succession chronologique et fragmentaire de ses dates, est, de façon troublante, celui d’un journal, chaque message constituant alors ce qu’on appelle une entrée, et le caractère de texte adressé passant alors au second plan. Mais il s’agit plus d’un « journal du dehors », pour reprendre un titre d’Annie Ernaux, que d’un journal intime à strictement parler. Loin des sortilèges de l’introspection, il s’agit de voir comment « une machine occidentale assez finement réglée » peut réagir au contact d’une ville « si loin si proche » comme dirait Wim Wenders. Citons dans son intégralité le courriel du 14 octobre 2001, pour prendre la mesure de ce phénomène d’étrangeté familière : « La petite journaliste me demande si Le Caire est vraiment comme Paris. Si on peut vraiment dire que c’est le Paris du Moyen-Orient. "Vous êtes déjà allée à Paris ? — Non. — Alors oui, Le Caire est comme Paris". »

 

Le lecteur trouvera pourtant quelques confessions d’ordre autobiographique, mais toujours mises en perspective dans l’optique de cette ville qui est le vrai sujet du livre. Ainsi dans le message du 19 mai 2002 : « Il est difficile de vivre loin du pays de sa grand-mère. Enfant, lorsque j’étais malade, ma grand-mère disait : "Tu as attrapé froid." Lorsque j’allais bien, elle me disait "Va pas attraper froid !" […] Je suis ici, au loin, malade du même mal et je n’ai pas attrapé froid, faute de froid. Qu’ai-je donc attrapé ? Me voici replongé dans un monde antérieur au monde de ma grand-mère, un monde où les menaces et les douleurs ne portent pas de nom, un monde inexplicable […] ».

 

On est loin de la déploration liée au sentiment de l’exil, vécu sur le mode de l’accablement. La grand-mère, figure attendue de toute autobiographie, même en morceaux, ne fait qu’une apparition. Le vrai personnage de ce récit, c’est la chaleur, à laquelle l’auteur consacre plusieurs entrées, en particulier celle du 10 octobre 2001 qui commence par une expression figée que la température délexicalise : « Ici, la nature souffle le chaud et le chaud. De juin à octobre, j’ai l’impression d’être dans un four. […] Depuis l’aube, ma chemise est collée à mon dos ». La chaleur est la vraie héroïne de ce récit, elle est comme un femme qu’on retrouve. D’où la construction particulièrement habile et efficace de l’entrée du 14 août 2001 : « Lorsque l’on a poussé la porte de l’avion pour nous laisser descendre, je l’ai reconnue immédiatement : elle a fait ouvrir un large sourire sur le visage des Egyptiens qui voyageaient avec moi, elle m’a saisi à la nuque, elle m’a appuyé sur la poitrine. La chaleur du Caire ».

 

Ce qui est intime, dans ce journal qui n’en est pas un, c’est ce qui est perdu, ou ce qui du moins crée la conscience d’un manque dont on ne se serait pas rendu compte ailleurs, comme dans le message du 18 octobre 2001 : « Un homme est également la somme de ses menus plaisirs, tous ces bonheurs minuscules qui rendent la vie douce et simplement possible ». Le lecteur curieux de connaître les équivalents de la fameuse « première gorgée de bière » pour Paul Fournel se reportera avec profit à cette entrée qui se termine ainsi : « Peut-être même aurais-je pu mourir sans savoir qu’ils étaient mes simples bonheurs ». La ville qui les a rendus impraticables a donc servi de révélateur, au sens photographique du terme.

 

Ce qui se dit en creux tout au long de ce récit, c’est le caractère hautement problématique de la notion d’intimité au sens le plus occidental de ce mot, dans une autre civilisation où elle ne constitue pas une valeur, comme peuvent en témoigner les personnes qui ont vécu longtemps dans un espace où elle n’avait aucun sens. Paul Fournel pose très bien le problème dans le message du 15 mars 2001 : « Comme chacun, je transporte autour de moi un cube d’air qui appartient à ma personne. Une zone que la culture, le paysage, la grandeur du ciel, la largeur de la rue et la qualité de l’air dessinent. C’est dans cet espace que savent entrer les amis, les amours. C’est en dehors de cet espace que les autres se tiennent. […] Au Caire, certains jours et en certains endroits, la ville me prend tout mon cube. Je suis à vif sur le monde. Ma peau se hérisse et mes gencives se rétractent ». On ne saurait mieux dire. Il en propose même une explication d’ordre économique dans l’entrée du 8 mars 2001 : « J’ai dû réviser mon dehors et mon dedans. […] Le dehors et le dedans ne sont pas des entités contradictoires. On passe de l’un à l’autre sans ôter son chapeau. Il n’y a pas entre eux de porte ou de vitre. Il faut aller dans les quartiers riches pour retrouver l’usage des cloisons et l’empilement des cubes. Ailleurs, le monde déborde ».

 

On pourrait également proposer un parcours politique, en prenant comme fil directeur les relations de l’Egypte et d’Israël qui sont évoquées dans plusieurs messages au ton parfois humoristique. On attend bien sûr l’auteur au tournant du 11 septembre 2001. C’est le lendemain qu’il en est question, dans un message rétrospectif : « 11 septembre après-midi. Sont-ils vraiment obligés de sauter de joie dans les rues, de nous crier que nous sommes foutus et qu’ils auront tous ? »

 

La brièveté de certains messages peut être d’une efficacité redoutable, comme dans celui du 8 avril 2001 : « 96% des filles de la campagne sont excisées. Trop tard. C’est fait. Mais on peut encore leur apprendre à lire. »

 

La condition des femmes n’est en effet pas absente de ces choses vues et anecdotes, où l’humour permet de lutter contre la gravité du sujet. Ainsi dans le message du 28 février 2001 : « Les Egyptiens qui ont encore envie d’en rire ont trouvé un nom pour les femmes noires, celles qui sont bâchées de la tête aux pieds, qui portent des gants noirs et des chaussures noires. Ils les nomment les "boîtes aux lettres", à cause de la minuscule fente par où elles peuvent voir et par où on leur glisserait volontiers des messages ». Le sujet se précise, toujours sur le mode d’un comique glaçant, dans le message du 27 mars 2001 : « Record battu : j’ai vu une boîte aux lettres à lunettes avec le voile noir par-dessus les lunettes. Prudente, elle marchait avec la main posée sur l’épaule de son mari, qui pavanait sa barbe dans la ruelle. […] >Cette femme m’a fait repenser, allez savoir pourquoi, à ces vrais aveugles que j’avais vus au ski et qui enfonçaient leur bonnet jusqu’au nez ».

 

On lira aussi avec délices et profit le message du 27 août 2001 sur « l’affaire des maillots de bain » qui peut faire rire ou frémir selon l’humeur du moment, en particulier dans la description du « maillot islamique ». On comprend alors que la question déterminante de la religion n’est jamais abordée de fr ont, sous forme de traité ou de réflexion qui prétendrait au sérieux, mais de biais et avec le léger décalage de l’humour, ce qui n’empêche pas des effets de vérité saisissants.

 

Signalons enfin quelques saluts facétieux aux amis oulipiens (16 janvier 2001, 29 octobre 2001), et laissons le lecteur aller lui-même faire son marché dans le grand souk du Caire, et déguster à son rythme ces délices d’écriture. Il aura peut-être l’impression de savourer des pâtisseries orientales, succulentes et variées, mais confectionnées par les mots et pour une fois sans un gramme de sucre ni de gras.

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Cette chronique est parue dans le numéro 19